La valeur du sel

Vue 18,267

Dans les roches, le sang, les muscles, jusqu’au liquide amniotique qui protège la vie avant la naissance… Du sol minéral aux organismes vivants, un même élément se retrouve partout. Cet élément universel, indispensable à l’équilibre biologique, c’est le sel. Aujourd’hui, il est devenu accessible grâce aux procédés industriels modernes. Autrefois pourtant, il était rare et précieux, au point qu’en Corée, l’on disait : « Un marchand de sel vaut mieux qu’un gouverneur. » Depuis toujours, il accompagne l’humanité et témoigne de son rôle essentiel dans la nature.

Au cœur de l’histoire

À l’époque primitive, la chasse et la pêche fournissaient naturellement du sel par la chair des animaux. Mais avec l’essor de l’agriculture et l’adoption des céréales comme aliment principal, cet apport diminua. La forte consommation de végétaux, riches en potassium, accentua encore le besoin en sodium pour maintenir l’équilibre électrolytique de l’organisme.

Les populations des montagnes et des plaines se rapprochèrent alors des côtes, des mines et des lacs salés afin d’échanger leurs récoltes contre ce bien vital. Les régions productrices devinrent ainsi des pôles de commerce.

Le sel fit même office de monnaie : les Grecs anciens troquaient des esclaves contre lui, et à Rome, soldats et gouverneurs étaient en partie rémunérés en sel – d’où le mot « salaire », issu du latin salarium. Au XIIᵉ siècle, au Ghana, on le surnommait l’or blanc, tant sa production marocaine s’échangeait contre son poids en or.

Ce minerai rare fut longtemps l’objet de convoitise : des guerres éclataient pour s’emparer des terres salines, tandis que d’autres partaient en expédition à la recherche de nouveaux gisements, espérant y faire fortune. Les techniques d’extraction mises au point à l’époque ouvrirent plus tard la voie à l’exploitation pétrolière, car en creusant la roche saline, on découvrait parfois du pétrole dans la couche juste en dessous.

La force vitale

Une fois absorbé, le chlorure de sodium (NaCl) se dissocie en ions sodium et chlorure. Abondants dans les liquides extracellulaires, ils sont essentiels à la vie : ils participent à l’équilibre osmotique, régulent le pH et assurent la stabilité des fluides, notamment sanguins.

Le sodium contribue aussi à l’équilibre du liquide amniotique, issu du plasma maternel et protecteur de l’enfant à naître : au troisième trimestre, sa salinité atteint un niveau comparable à celui de l’eau de mer.

Il intervient également dans la formation des sucs digestifs alcalins – bile, suc pancréatique et intestinal – facilitant la digestion et l’absorption des nutriments. Une carence provoque déshydratation, mauvaise assimilation de l’eau et perte d’appétit par manque de sécrétions digestives.

Enfin, le sodium est indispensable à la transmission nerveuse : des milliers de pompes sodium-potassium, fixées aux membranes cellulaires, échangent en permanence ces ions, permettant la communication entre cellules et la contraction musculaire.

Le pouvoir caché des 3 %

Qui n’a jamais goûté l’eau de mer en nageant ? Elle est salée, à la différence de l’eau douce. Pourquoi ? Est-ce à cause du moulin magique, tombé au fond de l’océan, qui moudrait sans fin du sel ? Plus scientifiquement, c’est parce qu’elle contient une grande quantité de chlorure de sodium. Pris isolément, ce composé n’a aucun goût. Mais une fois dissous, le sodium libère sa saveur salée. En moyenne, un litre d’eau de mer renferme environ 35 grammes de sel.

La température des océans varie selon les régions : près de l’équateur, elle atteint 30 °C, tandis qu’elle descend à –2 °C dans l’océan Arctique. Si la mer venait à geler, la circulation entre eaux chaudes et froides s’interromprait, accentuant l’écart thermique entre l’équateur et les pôles et provoquant de fortes perturbations climatiques.

Heureusement, l’eau de mer ne gèle pas à 0 °C mais vers –2 °C, grâce aux 3 % de sel qu’elle contient. De plus, l’immensité et la profondeur des océans retardent encore l’atteinte de ce seuil, ce qui empêche leur congélation complète. En moyenne, la température océanique est de 17,5 °C : avant qu’elle n’approche du point de congélation, la saison chaude revient, empêchant la mer de geler. À cela s’ajoute le mouvement incessant des vagues, des marées et des courants.

La surface de l’océan, constamment agitée par la rotation de la Terre et par les vents, entretient une circulation permanente. Selon les différences de température et de salinité, l’eau devient plus dense et plonge, ou bien remonte vers la surface. Dans l’Atlantique Nord, par exemple, l’hiver voit l’eau geler, laissant le sel derrière et augmentant ainsi la salinité. Alourdie, cette masse d’eau s’enfonce dans les abysses, remplacée par d’autres flux : l’eau froide et dense du nord descend, tandis que l’eau chaude du sud comble le vide, donnant naissance à une circulation colossale.

Si ces eaux profondes parcourent ensuite le Pacifique, l’océan Indien et l’Atlantique, les courants de surface transportent l’eau chaude des tropiques vers les pôles, et l’eau froide des régions polaires vers les tropiques. Ce cycle empêche les océans de se réchauffer ou de se refroidir de manière excessive : il redistribue la chaleur et équilibre le climat de la planète.

Mais aujourd’hui, la fonte des glaciers polaires, due au réchauffement climatique, menace cet équilibre. Leur disparition dilue la salinité, réduit la densité et bloque la circulation des courants. Sans courant profond, la chaleur équatoriale ne pourraient plus atteindre les pôles, et l’énergie terrestre resterait piégée localement. La dilution du sel marin ne bouleverse pas seulement les écosystèmes océaniques : elle entraîne aussi des changements climatiques à l’échelle mondiale.

Depuis l’Antiquité, le sel a façonné l’histoire des peuples. Indispensable à la vie humaine, il accompagne l’humanité depuis toujours. On l’utilise pour relever la saveur des aliments et les conserver. Il adoucit le sucré, atténue l’amer. On a inventé des édulcorants pour remplacer le sucre, mais aucun substitut n’existe pour le sel. Peut-être est-ce pourquoi il symbolise si souvent ce qui est précieux et essentiel. Et si, à l’image du sel qui ne perd jamais sa saveur, nous devenions des êtres qui manifestent partout la valeur qui est la leur ?

« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. » Mt 5:13

« Le sel est une bonne chose ; mais si le sel devient sans saveur, avec quoi l’assaisonnerez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes, et soyez en paix les uns avec les autres. » Mc 9:50-51